Redresser un site de production en crise : La puissance de la mobilisation collective

Il arrive que certains sites industriels ou logistiques s’enfoncent dans une crise qui met en cause jusqu’à leur survie. Qu’ils n’arrivent plus à en sortir. Que la crise soit si profonde que les dirigeants ne savent plus par quel bout la prendre : aux problèmes de sécurité répondent des tensions sociales, au déficit de performance économique succède une flambée d’absences ou de démissions. Avec pour les dirigeants du site, le risque grandissant d’être remplacés. Et pour l’ensemble des collaborateurs, celui que la maison mère ne finisse par fermer le site, pour reporter sa production sur d’autres entités plus performantes.

Alors même que le problème est profond, que plusieurs équipes de direction s’y sont parfois « cassé les dents », il y a souvent urgence à redresser le site de production. Et changer tout ou partie de l’équipe dirigeante n’est pas toujours la meilleure solution.

Un autre choix est possible, paradoxal : mobiliser les acteurs du site sur une nouvelle approche collective et rythmée. Mais comment mobiliser des acteurs souvent épuisés par une lutte déjà longue ? Comment sortir de la crise avec ceux-là même qui y prennent souvent part ? Comment réussir un changement de fond dans un temps court ? C’est ce que nous illustrons dans cet article.

La crise … ou quand toutes les solutions semblent alimenter les problèmes.

Alors que cette papeterie connaît des ratés importants dans le déploiement et le maintien de l’excellence opérationnelle, le groupe auquel elle appartient décide de s’en séparer. Soit le site trouve un repreneur, soit il fermera. Mais comment vendre un site qui marche mal, et comment faire fonctionner efficacement un site au moment où on le plonge dans la pire des incertitudes ?

Sur ce site pharmaceutique récemment racheté, la molécule la plus rentable va bientôt tomber dans le domaine public, et il importe de s’y préparer en gagnant en productivité. Mais ce mot n’est pas dans la culture, et génère vite une levée de boucliers. 

La crise nait souvent d’un champ de contraintes particulièrement difficile à aborder. Où toutes les voies de sorties semblent fermées.

Pire, les tentatives pour en sortir aggravent souvent la crise. Par exemple lorsque sur ce site en mal de performance, une démarche « coup de poing » est lancée pour s’attaquer à des problèmes de qualité, toutes les équipes montent sur le pont et les résultats s’améliorent … mais chutent en productivité, obligeant à passer à une nouvelle urgence. Ou encore, lorsque « le siège » dépêche ses meilleurs experts, qui écartent les acteurs locaux, restent quelques semaines sur place et dans le meilleur des cas améliorent temporairement la situation, … laquelle se dégrade à nouveau dès qu’ils se détournent, faute d’appropriation locale. Nous observons d’ailleurs dans plusieurs groupes que les sites les plus proches du siège sont souvent … ceux qui se portent le plus mal !

Dans un certain nombre d’entreprises, on décide alors de changer le directeur du site, ou une partie de son équipe… malheureusement souvent pour retomber sur les mêmes difficultés, aggravées par la maladresse de nouveaux venus qui auront voulu « frapper un grand coup ».

Lorsque la crise est là, on se précipite sur les symptômes les plus visibles en focalisant les ressources dessus au détriment des autres dimensions de l’entreprise, ce qui, in fine, apporte rarement une solution durable et au contraire, prépare le futur déséquilibre… et la nouvelle crise dans un autre domaine.

Comprendre … rapidement

Ainsi, et sans doute paradoxalement, se précipiter dans l’action ne sert souvent qu’à alimenter et à approfondir la crise. De même, plaquer une recette toute faite ne marche pas, et peut conduire à de graves erreurs.

En fait, ce qui est urgent et primordial… c’est de comprendre la crise, ses origines, et surtout ce qui l’entretient. Et que cette compréhension soit aussi partagée que possible.

C’est pourquoi en temps de crise la priorité est d’abord de porter le bon diagnostic.


En recueillant la perception et la vision d’un panel d’acteurs : les dirigeants, mais aussi des managers, des techniciens, des opérateurs, des représentants du personnel. Non seulement pour recueillir des pistes d’explication et de solutions, mais aussi afin de comprendre ce qui se joue entre ces différents acteurs. En explorant les différentes dimensions Techniques, Organisationnelles, Sociales et Economiques, pour analyser la situation dans toute sa profondeur. Mais aussi en cherchant à repérer les cercles vicieux entre acteurs, ce qui fait que chaque tentative de redresser le site de production le replonge dans le rouge.

Ainsi de ce site industriel au dialogue social très dégradé, qui a connu des conflits coûteux l’année passée, et dans lequel la tentative des dirigeants de « ne rien céder » à des syndicats marqués idéologiquement … alimente la conflictualité et raidit les postures.

Ou cette usine en difficulté depuis des années, où chaque fonction se concentre sur ses priorités tout en regrettant de ne pas trouver la contribution qu’elle attend de ses collègues … de sorte que chacun s’attend tout en pensant « sauver les meubles ». 

Ou encore ce site où chaque nouveau dirigeant débarquait avec la mission de « sauver le site », voulait « remettre de l’ordre » et se faisait vite rejeter par une base qui souffrait de multiples dysfonctionnements concrets jamais pris en compte.

Le diagnostic permet d’éviter le piège de la personnalisation : il ne s’agit pas de trouver des coupables, même si le contexte de crise accroit la tentation de chercher des « boucs émissaires », mais d’identifier des clefs de compréhension et des voies de sortie crédibles. C’est ce que qu’a expérimenté ce site qui a connu 7 dirigeants en 7 ans, et dont le dernier responsable a abandonné son poste après 6 mois seulement, avant que le nouveau directeur des opérations ne demande à comprendre ce qui bloquait vraiment.

Ce diagnostic doit être rapide : quelques jours, deux ou trois semaines au plus. Comment ? En ciblant bien les acteurs, mais aussi les observations à faire et les documents à exploiter. En regroupant sur une courte période l’ensemble des actions. En réduisant le temps de mise en forme du diagnostic, qui devra se concentrer sur l’essentiel : comprendre ce qui, depuis parfois longtemps, alimente le brasier de la crise.

Créer une solidarité autour de la cible et du chemin

Le diagnostic doit être partagé largement :

Il doit être partagé de façon franche, sans tourner autour du pot : les dirigeants qui ont redressé des sites de production le savent, mieux vaut dire la réalité telle qu’elle est, même si elle est dure, que n’en communiquer qu’une partie … pour ensuite s’apercevoir que la mobilisation ou la confiance manquent.

Cette prise de conscience peut aboutir à des changements radicaux. Ainsi dans ce site qui allait être soit vendu soit repris, l’ensemble des acteurs ont été placés devant un choix qui les engageait : soit poursuivre dans la voie des tensions, la conflictualité, des règles suivies à peu près, et voir fermer le site ; soit tous se retrousser les manches pour améliorer les résultats du site et avoir une chance d’attirer un repreneur. Traités en adultes, les acteurs ont fait le choix courageux de redresser la barre, et s’y sont tenus jusqu’à ce qu’un repreneur soit trouvé. Le partage du diagnostic porte ainsi des enjeux fondamentaux : non seulement donner les clefs du redressement, mais aussi créer une solidarité des acteurs autour de celui-ci, alors que la période de crise a souvent attisé les tensions.

Au-delà du diagnostic, deux éléments sont nécessaires pour créer la solidarité autour de la sortie de crise :

Partager une vision suffisamment claire du site après retournement, en étant à la fois ambitieux et réaliste : il ne s’agit pas de se « raconter des histoires », mais de définir l’horizon crédible du redressement.

Que chacun soit au clair sur son rôle et ses contributions dans le retournement. En acceptant la responsabilité de telle ou telle action clef, mais aussi de prendre une part active aux actions portées par d’autres qui nécessiteront sa contribution. Ce qui peut conduire à répartir autrement la charge entre les acteurs, ou à libérer certains d’obligations moins critiques, afin de permettre à chacun de se concentrer sur les priorités du plan d’action.

– Enfin, et c’est souvent LA clef du retournement, il importe que tous comprennent ce qui alimente la crise, et prenne conscience du changement fondamental de façon de faire qui permettra d’en sortir. Albert Einstein a écrit : « on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ». C’est cette nouvelle façon de penser qui devra irriguer toutes les actions.

Agir sur plusieurs leviers … en même temps 

Parce que l’entreprise est un système multidimensionnel, la sortie de crise nécessite en général d’actionner plusieurs leviers. Par exemple sur le site logistique, il a fallu revoir l’organisation du contrôle qualité qui générait des centaines de milliers d’euros de malus du client, mais aussi revenir sur la pratique des heures supplémentaires, travailler sur la fidélisation des opérateurs, améliorer la cohérence entre équipes de production, etc. Tout cela n’a été possible qu’en faisant du plan de retournement le plan de tous, exigeant la coopération de chacun, plutôt qu’une juxtaposition de mesures avec un seul responsable. La clef du redressement résidait dans la mobilisation collective. 

Ce plan d’actions doit être construit avec les équipes : l’équipe de direction d’abord, les managers intermédiaires ou les chefs d’équipe également, des groupes de travail associant des opérateurs ou des techniciens. Cela sécurise l’appropriation des actions, mais aussi leur adaptation optimale au contexte. Avec parfois des effets marquants : sur ce site industriel, nous réunissons les chefs d’équipe pour s’accorder sur les standards par équipes, qui créaient des tensions à chaque changement d’équipe. La réunion est fluide, elle produit les standards attendus, et en conclusion, les chefs d’équipe expriment leur satisfaction : « c’est la première fois qu’on nous fait confiance pour définir le standard. Alors celui-là, on a vraiment envie de l’appliquer, car on y croit ».

Il peut ici être précieux de faire intervenir des équipes du siège, pour analyser un sujet technique clef, aider à mettre en place une démarche cruciale pour la réussite. Dans ce cas, il convient de veiller à leur bon positionnement : ils ne doivent pas intervenir en pompiers supplantant les équipes locales, mais comme soutiens de ces équipes, veillant à transférer leurs méthodes et à étayer le temps de leur appropriation.

Enfin, même si le redressement de la performance économique est souvent l’objectif ultime visé, il ne s’obtient pas en focalisant tout le monde uniquement sur les coûts : car la dégradation économique traduit en général une activité en souffrance. Sur le site pharmaceutique qui devait dégager plusieurs millions d’euros d’économies, un des principaux problèmes résidait dans les tensions entre la direction qualité et les équipes de développement et de production. Tensions qui généraient un accroissement des contrôles, un allongement des temps de mise sur le marché, un alourdissement de nombreux fonctionnements. Ce n’est qu’en s’attaquant concrètement au sujet qu’il a été possible d’alléger ces fonctionnements, de gagner en réactivité marché, et in fine de réduire les coûts.

L’accumulation des actions même modestes sur différentes dimensions peut vite générer de grands effets. Par effet de cumul, mais aussi par effet d’entraînement, à travers le message qu’elles envoient. Nous constatons que le redressement est souvent sensible dans les deux premiers mois d’action, avec une réorientation positive de certains chiffres, qui en général surprend les équipes et les dirigeants, trop habitués à de longs efforts peu fructueux.

Un pilotage attentif et rythmé

Très souvent – pour ne pas dire toujours – il faudra pour réussir le retournement du site faire sortir les équipes, et notamment le management, de la gestion de l’urgence, qui s’est imposée dans la période de crise. Chacun s’est glissé dans le costume valorisant du pompier, qui sauve la situation. Les actions préventives et a fortiori l’amélioration continue ne sont plus encouragées, et tombent vite dans l’oubli. Agir sur des actions de fond dans le cadre du retournement va réclamer un changement d’approche qui nécessitera de la persévérance. Pour cela, la mise en place d’un pilotage régulier, qui réunit l’équipe de direction – voire d’autres acteurs clefs selon les situations – autour d’indicateurs communs, orientés sur la performance globale, constitue une brique essentielle. Tout comme l’animation managériale de la performance, qui permet d’embarquer les managers intermédiaires et de premier niveau.

Ce pilotage doit mettre en évidence les avancées, dans une culture souvent marquée par la gestion de l’urgence, pour renforcer la confiance dans le plan de redressement, et dans la capacité collective à réussir. Et faire remonter les difficultés, les incompréhensions, ou les points de blocage, afin de les traiter.

Dans un contexte qui reste tendu, il importe d’éviter les changements de cap brutaux, ou les urgences qui prennent le pas sur les actions de fond. Ainsi lorsque des souris sont apparues sur ce site agro-alimentaire, un plan d’urgence a été mis en place, qui a mobilisé fortement les acteurs. Ce plan était nécessaire. Cependant, il a fallu être attentifs à ce qu’il ne vienne pas phagocyter les actions de fond sur les autres sujets, et à garder un pilotage fondé sur la performance globale.

Le rôle déterminant des dirigeants et celui du consultant

Tous les retournements auxquels nous avons participé ont dû beaucoup à la personnalité du dirigeant. Celui du site souvent, mais aussi régulièrement celui de son n+1, attentif et en soutien. Il n’est pas rare que ce soit le directeur industriel d’un groupe, inquiet pour la pérennité d’un site, qui nous sollicite, alors même que le directeur d’usine ne ressentait pas le même niveau d’urgence.

Il a fallu à ces dirigeants faire preuve à la fois de suffisamment de recul sur la situation, pour comprendre en profondeur les racines de la crise, et de capacité à agir et faire agir concrètement au quotidien. Tenir une ligne, souvent insuffler des actions déterminantes, et en même temps laisser de la place aux membres de son équipe et aux collaborateurs pour apporter leur pierre et co-construire certaines solutions. Encourager le collectif – qui peut se déliter en cas d’obstacle -, tout en veillant à ce que chacun y contribue de la bonne façon.

Ils ont toujours été aidés par certains acteurs clefs dans l’organisation, qui ont poussé dans la bonne direction, montré l’exemple à leurs collègues, joué collectif spontanément.

Quel rôle joue le consultant ? Nous aidons, par notre diagnostic, à identifier – et à oser dire – en quoi la crise fait système, et comment en sortir. Et à souder l’ensemble des acteurs du site sur la nécessité de changer. Nous aidons souvent aussi à fédérer l’équipe de direction sur le plan de redressement, puis à garder le rythme. En aidant parfois certains acteurs à reposer les bases d’une coopération saine. Nous apportons aussi souvent notre appui pour que la co-construction – qui n’est pas toujours aussi naturelle que l’usage du mot en entreprise le laisse croire – soit réelle, profonde, et porte tous ses fruits. Nous soutenons parfois tel ou tel acteur clef dans ce nouveau défi. Et parfois nous aidons à organiser un dialogue constructif avec les représentants du personnel, basé sur la mise sur la table des bons sujets, de la bonne façon.

Ce faisant, nous transmettons des savoir-faire, et progressivement devenons moins utiles, pour finir par laisser le site poursuivre sa route sans nous. Car le rôle d’un consultant ne doit pas être de se rendre indispensable, mais de créer les conditions où il ne le sera plus.

Des résultats très concrets 

Le plan de retournement, s’il est bien mené grâce aux différents leviers que nous avons décrits, donne des résultats qui surprennent les équipes elles-mêmes.               

Ainsi les acteurs de la papeterie furent-ils surpris, et heureux, lorsqu’un repreneur, convaincu par ses visites sur le site, les résultats et les attitudes renouvelées, s’est déclaré. Et les acteurs du site pharmaceutique furent-ils étonnés de dégager les millions d’euros d’économie qui leur semblaient inatteignables quelques mois auparavant.

Le site logistique que nous avons accompagné illustre bien ce que peut générer un redressement de la performance globale : après 4 mois, le nombre d’Accidents de Travail sur 4 mois a été divisé par deux, les malus liés à des défauts de contrôle ont disparu, la qualité au picking s’est redressée et progresse encore,  la productivité a bondi de 16%, les heures supplémentaires ont été divisées par deux. Ce qui représente un gain sur 4 mois de plusieurs centaines de milliers d’euros, et de plus d’un million d’euros en tendance annuelle. Une tendance qui s’est non seulement confirmée, mais amplifiée dans les mois qui ont suivi, alors que notre suivi s’est réduit, faisant du site une des vitrines du groupe. 

En guise de conclusion : les grandes batailles sont collectives

Les situations de crise semblent appeler des héros, l’intervention d’un dirigeant seul qui « sauverait la situation ». Or, cette logique héroïque, lorsqu’elle consiste à avoir raison seul contre tous, fait souvent partie des facteurs qui prolongent la crise. Au contraire, fédérer les forces vives d’un site autour d’un diagnostic et d’un plan de retournement partagé donne de très grandes chances de succès. Et contrairement à ce que certains craignent parfois, construire cette dynamique collective est l’affaire de quelques semaines, et les résultats se voient dès les premiers mois. Quand tant d’articles de management célèbrent sans cesse le Grand Leader, nous croyons davantage dans La Belle Equipe.

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