‘Le manager élastique’, la souffrance silencieuse du dirigeant intermédiaire

Nous rencontrons de plus en plus de dirigeants pris entre le marteau et l’enclume, et qui ne semblent pas avoir d’autre ressource que de subir. Ils endurent les pressions multiples d’en haut, l’écart entre les ambitions immenses et les moyens réduits, et doivent, à la fois, protéger leurs n-1 des contraintes excessives, leur trouver du sens, les mobiliser et les faire grandir. Ils sont à la fois une courroie essentielle de transmission, et un élastique sur lequel on tire, au risque qu’il se rompe. Et pourtant, étant du côté des « dirigeants », ils se trouvent souvent seuls face à leurs difficultés, oubliés des démarches de prévention des RPS ou de renforcement de l’engagement. Dans cet article, nous explorons les facettes d’une réalité qui nous inquiète, et ce qu’elle dit du pilotage des entreprises. Mais aussi, nous illustrons pourquoi, et comment, cette situation peut ne pas être une fatalité. 

Ce directeur d’un établissement de 800 personnes commence très tôt sa journée, lit quelques articles, trie quelques-uns des 130 mails qu’il a reçus, fait le point avec son assistante. Puis les réunions s’enchaînent : point avec son équipe, réunion d’encadrement, échange avec des fournisseurs critiques, entretien avec un représentant du personnel, participation au groupe projet sur la refonte du système de paie, réunion de rebouclage sur le budget, entretien avec un n-1, etc. En fin de journée, rentré chez lui, il peut enfin lire le dossier de l’agrandissement de l’entrepôt, ou rédiger le discours qu’il devra tenir demain aux collaborateurs rassemblés. Toute la journée, il a sauté du coq à l’âne, écourté des échanges, s’est excusé pour son retard. Il a parfois – mais pas tous les jours – pris une décision structurante, donné une ligne directrice déterminante, rassuré un collaborateur. Et le plus souvent, il a subi les contraintes de son agenda, des projets du groupe, du climat social, des procédures. Il garde cette impression sourde de ne pas maîtriser la situation, de ne pas aller au bout des choses, de se mettre à risque sur des dossiers qui s’accumulent, de ne pas « bien » faire son travail rajoutant ainsi la culpabilité à la charge … 

Ces dernières années, nous rencontrons de plus en plus de managers intermédiaires, dirigeants de site ou d’établissement, managers d’entités opérationnelles ou fonctionnelles, confrontés à un quotidien si exigeant qu’ils atteignent leurs limites.

Très souvent, ces managers sont noyés sous la multiplicité des objectifs, des projets, des démarches. Des règles à respecter et faire respecter. Comme cette entreprise de transport dont le dirigeant d’une des branches avait lancé un plan ambitieux de redressement, passant par … 18 objectifs de front. Comme ce responsable dans l’industrie chimique qui doit respecter scrupuleusement des procédures sédimentées sur des décennies, sans qu’on se rappelle souvent le risque qu’elles doivent éviter. 

Il faut pourtant embarquer son équipe managériale. Et là encore, les défis sont de taille : il y a ceux qui sont partis dont il faut combler l’absence, ceux qui vont partir qui ne sont déjà presque plus là, ceux qui s’impliquent mais doivent être guidés, ceux qui sont désengagés, ceux sur qui il compte … Avec souvent le risque que certains en prennent trop pour compenser, jusqu’à ne plus pouvoir, et parfois craquer. Manager son équipe peut le renvoyer à sa propre condition. Jusqu’où transmettre la pression qu’il ou elle reçoit ? Jusqu’à quel point l’amortir ?

« C’est un marathon en mode sprint » nous dit ce patron de site confronté à des problèmes de fiabilité, une équipe en partie renouvelée, des process revus, des projets groupes, etc. Aucune journée n’est comme les autres, mais toutes se ressemblent par leur densité, par le sentiment de zapper. Et souvent le sentiment de ne pas pouvoir faire bien comme il aimerait. Le plaisir du travail bien fait s’efface pour laisser place à l’angoisse de rater un détail important. Dans son envie de faire au mieux, il se sur-adapte et devient caméléon.

Car son rôle n’est pas toujours clair : est-il un chef d’orchestre ? Le premier des musiciens ? Homme-orchestre jouant de tous les instruments ? Est-il un pompier plus ou moins involontaire ? Dans un fonctionnement marqué par l’urgence, est sera vite happé par des tâches opérationnelles.

Il arrive aussi que son manager à lui soit toxique. Comme ce dirigeant dans la métallurgie qui dénigre ses équipes quand il vient sur place, contredit les messages délivrés, veut que tout lui remonte. Notre client se demande s’il doit rester pour protéger ses équipes ou partir pour préserver sa santé mentale. Mais le plus souvent, son propre manager est quelqu’un comme lui. Qui voudrait l’aider mais subit aussi les règles et orientations du Groupe. Qui lui transmet la pression qu’il reçoit, en en absorbant une partie, plus ou moins conséquente. Lorsque la pression devient hors de contrôle, il ne sait pas toujours comment réagir, et il ne voit pas toujours les signes avant-coureurs de l’élastique qui lâche.

Le dirigeant intermédiaire, maillon essentiel entre la direction de l’entreprise, ou de la branche, et les managers de premier ou second niveau, est paradoxalement souvent très isolé

Dans sa position, se plaindre est un tabou – du moins il le ressent comme tel. Même s’il n’est pas toujours décideur, il fait partie des dirigeants. Il espère voir son action reconnue, et son action consiste justement à faire en sorte que les objectifs du groupe soient atteints dans son secteur, son agence, son site. C’est grâce à lui que le verbe de la direction se fait corps, mais ce faisant, il semble ne plus avoir de parole propre. A tort ou à raison, il a le sentiment que s’il dit que la charge est trop lourde, que les moyens manquent, que l’ambition ne pourra être atteinte, s’il avoue une faiblesse ou pire, s’il craque, il peut dire adieu à sa carrière dans l’entreprise. Et de toute façon, c’est son honneur professionnel que de faire que ça tourne. C’est son rôle que de trouver des solutions face aux problèmes, que de rebondir après des turbulences.

Gêné pour faire part de ses difficultés ou de ses doutes à sa hiérarchie, le dirigeant intermédiaire sent qu’il lui est difficile de se confier à ses collaborateurs. D’abord ce serait la meilleure façon de les décourager. Mais en plus, ils ont déjà leur part du fardeau. Et qui sait comment une confession peut être comprise, déformée, voire utilisée ?  

Il se trouve ainsi souvent confronté à une grande solitude. 

Cette solitude favorise le développement et le maintien de cercles vicieux. 

  • Le cercle vicieux de l’urgence, auquel les services opérationnels sont particulièrement sujets, qui à force de poser des rustines et d’éteindre les incendies sans prendre le temps d’améliorer ou de prévenir, prépare le terrain de nouvelles urgences. 
  • Le cercle vicieux de l’affaiblissement du lien : sous la pression, le manager intermédiaire devient plus brutal, écoute moins, et prépare ce faisant des foyers de tensions qui accroîtront la pression sur ses épaules
  • Le cercle vicieux des départs aussi : à force de s’appuyer sur les mêmes profils, on conduit à les user, voire à les faire partir, ce qui accroit encore la pression sur ceux qui restent. 
  • Avec au final un cercle vicieux du manager intermédiaire engagé : plus il court partout pour écoper sans se plaindre, plus sa hiérarchie pense qu’elle peut s’appuyer sur lui, et plus le poids qui pèse sur lui devient intolérable. Lui-même finit par trouver normal de vivre dans un stress maximum, de courir partout, et avance vaille que vaille. Les managers qui craquent sont ainsi les plus engagés, ceux qui ont voulu faire face à la pression, qui ont à cœur de bien faire et qu’on croit inaltérables… jusqu’à la rupture. 

Trop souvent nous rencontrons des dirigeants intermédiaires pris dans ces cercles vicieux. Plongés dans un mouvement brownien. Plongés dans un stress qu’ils ne peuvent pas dire, pris par une souffrance qui se tait. Avec le risque de rompre. 

Est-ce une fatalité ? Sont-ils condamnés à subir ? Les entreprises sont-elles condamnées à rester aveugles à leur situation ? 

Confronté à cette pression, pris entre le marteau et l’enclume, que peut faire le dirigeant intermédiaire ? 

Réduire la pression en utilisant le collectif de l’équipe pour répartir la force qui s’exerce : il s’agit de construire une équipe soudée qui porte solidairement les défis du service, du site, de la direction. En articulant les objectifs et projets qui lui reviennent en une feuille de route commune, qui priorise, phase dans le temps, fait converger les efforts des différents membres de l’équipe et permet d’avancer. En répartissant la pression sur les bonnes épaules avec le bon dosage, et en aidant ses collaborateurs lorsqu’ils sont à la peine. En faisant bloc pour poser des limites. En créant une dynamique collective, une solidarité face aux défis, qui conforte chacun. Et qui permet de trouver ensemble les meilleures solutions.

Cette cohésion de l’équipe de management autour du manager (ou dirigeant) intermédiaire n’est puissante que si elle donne la capacité à chacun d’agir au nom du collectif. Elle requiert donc non pas un management en étoile autour du chef qui dirigerait tout, mais une autonomie suffisante de chacun dans le déploiement.

Un second levier est aussi accessible au manager intermédiaire dans la tourmente, pour briser sa solitude : l’effet miroir avec un intervenant neutre. Régulièrement, nous accompagnons des dirigeants confrontés à la tempête, et les aidons à mettre des mots sur leur situation, prendre le recul nécessaire, faire le tri entre l’essentiel, l’accessoire et le toxique, se refixer un cap. Ce faisant, ils peuvent comprendre dans quels cercles vicieux ils sont pris, identifier clairement là où ils pourraient déléguer davantage, la façon de renforcer la cohésion de leur équipe pour relever les défis. Ce cheminement passe souvent par une redéfinition de leur rôle de manager : non pas « sauver les situations » en pompier mais créer les conditions d’une efficacité régulière ; non pas donner les réponses, mais aider à poser les problèmes et le cadre pour les résoudre ; non pas représenter son équipe ou sa hiérarchie, mais permettre une bonne connexion entre les deux. 

Nous les aidons aussi à mieux gérer leur hiérarchie. Comment canaliser la pression reçue, comment proposer des alternatives qui permettront de se donner de l’air, comment aligner les demandes et ce que l’équipe peut réaliser, etc. 

Nos accompagnements nous amènent souvent à rétablir de la bienveillance et de la compréhension vis-à-vis d’eux-mêmes, et à aider notre interlocuteur à se distancier d’idéaux types intériorisés qui les mettent en souffrance : le manager qui sait tout, le manager qui a les solutions, le manager qui atteint tous ses objectifs quelle que soit la situation qui lui est faite, le manager que tous ses collaborateurs adorent, le manager qui protège, le manager confident, etc. Manager est un artisanat, et d’abord l’apprentissage de l’adaptation à la situation. Et c’est une école de l’humilité, y compris pour les consultants.

Parfois cet accompagnement intègre une écoute des attentes des collaborateurs vis-à-vis du manager en question

On le voit, il ne s’agit pas seulement de « sortir la tête de l’eau », mais de poser de nouvelles bases, durables, qui permettront au manager intermédiaire initialement dans la tourmente de reprendre la mer avec un équipage plus solide.

Que peut faire l’entreprise qui se préoccupe d’accompagner les dirigeants intermédiaires ? Comme on l’a vu, l’attention est plus souvent portée sur les managers de première ligne, dernier maillon managérial au contact direct du terrain, et qui, souvent issus du rang, ont beaucoup de pratiques à acquérir pour manager efficacement leurs équipes. A l’autre bout du spectre, les hauts potentiels et les cadres dirigeants font l’objet de toutes les attentions, avec souvent des responsables RH directement en charge. Les engagement surveys vont prendre le pouls des collaborateurs, et constitueront – à raison – de nouveaux sujets à traiter pour les managers intermédiaires. Ces derniers sont souvent les grands oubliés des démarches de QVCT. Fort heureusement, des dirigeants clairvoyants mettent en place des actions.

Certaines d’entre elles consistent à développer la solidarité transverse : générer du soutien entre managers intermédiaires, généralement exerçant les mêmes fonctions. 

Dans le même ordre d’idée, certaines entreprises mettent en place, lors de prises de poste, un parrainage par un manager plus expérimenté… là où malheureusement, la grande majorité des dirigeants intermédiaires sont parachutés dans leurs nouveaux postes sans préparation. 

Certaines entreprises vont plus loin, et mettent en place, pour certaines filiales, un management bicéphale assumé. Un binôme est constitué, généralement avec des profils complémentaires, qui s’épaulent et se soutiennent pour développer l’activité et faire réussir l’organisation. Les vertus du travail en binôme, qu’on retrouve dans les démarches Agiles ou d’excellence opérationnelle, sont ici exploitées sur la durée. 

Il peut arriver aussi – mais c’est plus rare, car on pense d’abord à eux comme relais plutôt que comme bénéficiaires – que les managers intermédiaires fassent l’objet d’une démarche QVCT

Un autre levier, plus rare encore, consiste à travailler sur le management des dirigeants intermédiaires.. Par exemple en travaillant sur le droit à l’erreur, et l’écoute des managers intermédiaires dans leurs difficultés, leurs idées et leurs propositions. Il s’agit de démarches qui nécessitent une hauteur de vue de la part de la haute direction, pour comprendre qu’on peut à la fois exiger beaucoup et prendre soin de ces acteurs essentiels de l’organisation.

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Le dirigeant intermédiaire se trouve souvent au cœur des contradictions d’une organisation. Pris entre la vision et l’action, entre les injonctions à la performance et celles à la conformité, obligé de faire avec une équipe à l’engagement hétérogène et de la développer, il se retrouve d’autant plus vite pris dans un tourbillon qui ne lui offre guère d’espace pour poser à plat ce sac de nœuds. C’est ici qu’un acteur extérieur peut l’aider à prendre du recul. Et à fédérer autour de lui un groupe soudé pour réussir. Mais au-delà, il importe que les directions, les DRH, se saisissent du sujet et acceptent que les choses soient dites, que les contradictions et paradoxes de l’organisation soient traités collectivement, pour mettre chacun en situation de réussir. 


1 Nous entendrons par « dirigeants intermédiaires » les managers en charge d’une entité donnée – BU, site, grosse agence, direction fonctionnelle locale, …- ayant sous sa responsabilité des managers de première voire de deuxième ligne, et étant soumis à des impulsions nationales ou corporate sur lesquelles il n’a pas son mot à dire. 

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